HISTOIRE DES CALCAIRES DE CASTRES ET DE LABRUGUIERE
par Philippe Fauré
Les précurseurs et les études, avant 1960
Les Calcaires du Causse de Castres et de Labrugière, sont une des plus importantes accumulations de calcaire lacustre tertiaire d’Europe (d’après Guérangé-Lozes et al., 2005). Ils occupent la partie axiale d’une dépression située dans le prolongement occidental du « Sillon du Thoré » où leur épaisseur atteint une centaine de mètres. Ils s’étendent sur une largeur de 15 km environ, entre le front nord de la Montagne Noire et les terrains anciens du Massif de l’Agout et du Sidobre. A l’Ouest, ils s’enfoncent sous les molasses de l’Eocène supérieur où ils sont reconnus en sondages sur une trentaine de kilomètres encore.
Comme pour la plupart des formations continentales de l’Aquitaine, l’âge des calcaires du « Lac de Castres » est resté longtemps approximatif, essentiellement étayé par des mollusques à faible valeur biostratigraphique, car les restes de vertébrés y sont rares. Il n’est donc pas étonnant que les géologues aient recherché, à l’extrémité occidentale de la Montagne Noire, des équivalences stratigraphiques latérales avec les formations sédimentaires homologues de son versant sud, plus connues et jugées mieux datées.
Les calcaires des environs de Castres sont, de très longue date, réputés par l’abondance et la diversité des concrétions naturelles qu’ils renferment. Dès le 17ème siècle, elles faisaient la richesse des cabinets de curiosités remarquables, dont celui de Maistre Pierre Borel, qui les nomme les « Bijoux de Castres ». Dans son ouvrage « Les Antiquitez, raretez… de la ville et Comté de Castres d’Albigeois » (1649), il en donne une interprétation singulière, par sa naïveté et son anthropomorphisme, et décrit comme « priapolithes » des « pierres longues et rondes en forme membre viril » dont le conduit central « semble estre du sperme congelé » et comme « Hysterolithes… des matrices de femme changées en pierre ». Les plus beaux provenaient des « monts de Puytalos » (actuellement La Caulié).
Diversité des "priapolithes", nodules (pisolites) d'origine algaire dans les Calcaires de Castres et de Labruguière aux environs d'Augmontel et de Labruguière.
Dans son étude sur « Les terrains tertiaires du Midi de la France », Dufrenoy (1836) place les « Calcaires d’eau douce de Castres » dans le Tertiaire moyen (actuel Oligocène). Ils sont « semblables à ceux d’Agen et de Narbonne » et le calcaire de la « côte d’Augmontel » lui a fourni « des planorbes, de rares limnées, un cyclostome et deux moules d’hélice ». Il évoque à son tour « les nombreuses concrétions calcaires » et explique qu’elles « sont produites sur place… leur centre à l’état de calcaire spathique a pu cristalliser tranquillement tandis que les couches concentriques qui le recouvrent ont cristallisé de manière confuse ».
De Boucheporn (1848) figure pour la première fois les calcaires de la région de Castres sur la carte géologique départementale du Tarn qu’il réalise entre 1837 et 1839. Dans son « Explication » (1848), il constate que « le calcaire d’eau douce occupe… un grand espace et une puissance assez considérable ». Il lui parait « appartenir à l’époque la plus ancienne de la série tertiaire » et, ainsi, devoir être mis en équivalence avec le terrain nummulitique du versant sud de la Montagne Noire, soit du Tertiaire inférieur (actuel Eocène).
Il donne, après les premières mentions de Genssane (1777), les premières indications précises sur la position stratigraphique du lignite de Labruguière qui, « dans la plaine du Thoré, se trouve au-dessous d’une couche de grès noir et au-dessus du calcaire d’eau douce ». Il renferme « une multitude infinie de têts de planorbes aplatis ».
Quand aux « Pisolithes de Castres » décrits par Pierre Borel deux siècles plus tôt, il en donne une première explication rationnelle : « on ne saurait les attribuer qu’à des débris de végétaux, branches ou fruit, qui auront servi de noyau d’incrustation dans des eaux calcaires ».
Raulin (1844) place les « priapolithes de Castres », dans le « Terrain miocène supérieur », au sein de sa grande formation des « Calcaires d’eau douce jaune de l’Armagnac et de l’Albigeois ».
De l’Eocène moyen
Noulet, va aborder le Calcaire de Castres sous l’angle de la paléontologie dans son « Mémoires sur les coquilles fossiles des terrains d’eau douce du Sud-Ouest de la France ». Les nombreuses espèces de gastéropodes lacustres qu’il décrit dans les deux éditions de cet ouvrage (1854 et 1868) sont pour la plupart nouvelles, mais elles n’ont jamais été figurées par leur auteur.
Elles auraient été oubliées si le paléontologue suisse F. Sandberger n’avait figuré, de 1870 à 1875, la plupart des exemplaires-type des collections du Muséum d’Histoire Naturelle de Toulouse dans sa monographie « Die Land- und Süsswasser-conchylien der Vorwelt ».
Noulet remarque les affinités de cette faune malacologique du Calcaire de Castres avec celle du « Calcaire de Provins » du Bassin parisien et avec celle de la « localité de Bouxviller », en Alsace, parallélisme qui ne sera jamais démenti car ces deux dernières localités se révèleront des repères du Lutétien supérieur. Les associations de mollusques qui sont « caractérisées et particulières à chacun des horizons calcaires » lui permettent de synchroniser les « Calcaires du grand Causse de Castres » avec les « Calcaires de Pont-Crouzet (de Saint-Ferréol) ». Cette équivalence ne sera plus contestée.
Calcaire de Castres et de Labruguière à planorbes (Biomphalaria pseudoammonius)
(provenance Augmontel)
Léonce Roux du Carla aura transmis à Noulet l’essentiel de ses récoltes de gastéropodes. On lui doit aussi la découverte des fossiles de mammifères dans les carrières du Roc de Lunel, Castres, et dans un niveau de lignite* situé au sommet du Calcaire de Castres. Ces fossiles, Noulet les décrira en 1863 sous les noms de Aphelotherium rouxi et de Crocodilius rouxi.
*Le gisement de Sagnes, aujourd’hui immergé, est situé sur la rive gauche de l’Agout, 100 m en amont du Pont Miredames.
Raoul Tournouer ne visite certainement pas le Pays castrais (1869). Curieusement, il ne voit pas la continuité entre les calcaires du causse de Labruguière et ceux du Roc de Lunel, dans Castres, et distingue de façon assez confuse le « Calcaire de Castres » (synchronisé avec le calcaire de Villeneuve la Comptal, actuel Ludien) des « Calcaires de Labruguière » et des « Lignites de Sagnes », « qui pourraient représenter un équivalent des Grès d’Issel de l’Aude ».
Les travaux de Paul-Antoine Rey-Lescure (1888) sur le bassin de l’Agout, ajoutent encore à la confusion : le « Calcaire de Castres… qui se voit au Roc de Lunel » serait séparé du calcaire du Causse de Labruguière par l'assise des « Grès de Castres » (de Navès, actuel Bartonien). Puis, confondant largement les termes du Tertiaire et méconnaissant leur succession et leur extension latérale, il englobe tous les niveaux calcaires situés entre Castres et Lavaur en une seule formation.
Du Bartonien
Alfred Caraven-Cachin place les « Calcaires du grand causse d’Augmontel ou de Labruguière » dans l’étage Bartonien, pour la seule raison que « les argiles qui supportent le causse » renferment la même faune lutétienne que les « Grès d’Issel », qui, eux-mêmes, succèdent au Nummulitique du versant sud de la Montagne Noire.
Dès 1887, il décrit avec justesse les différentes fractures qui découpent le causse de façon orthogonale et intéressent également les argiles qui l’encadrent de façon concordante. Pour lui, ces failles résultent d’une importante tectonique tertiaire. Elles n’apparaitront que sur les cartes modernes de Mazamet (1/50 000). Il constate que cette phase tectonique n’intéresse que les dépôts lutétiens et bartoniens du Castrais qui sont « inclinés, profondément disloquées », lesquels sont recouverts à l’horizontale par des dépôts ludiens non tectonisés, débordant même directement sur le socle primaire. Cette discordance signerait pour lui le « soulèvement de la Montagne Noire »*.
*On sait maintenant que sa théorie repose sur des observations erronées. Mais le concept de discordances à l’échelle régionale est réactualisé par les travaux de Crochet (1991) sur la Série de Palassou et appliqué par cet auteur au Castrais, avec des conclusions sensiblement identiques.
Dans sa « Description… du Tarn et du Tarn et Garonne » (1898), il est l’auteur de la première étude stratigraphique sérieuse des « Calcaires du Castrais », qu’il divise, en « huit zones », qui sont en fait huit faciès distincts, car ils ne sont nullement superposés. L’ensemble constitue son « sous-étage du Grand causse d’Augmontel » :
. Les argiles à « priapolites », se distribuent le long de la bordure septentrionale du causse, à la base, mais aussi intercalées dans les calcaires. Il consacre l’usage du terme « priapolithes », sans amorcer la moindre explication quant à l’origine de ces concrétions.
. Les lignites d’En Gasc occupent sa base. Il nous apprend que la carrière d’exploitation située sur les bords du Thoré est comblée depuis 1895. Le lignite y atteignait une épaisseur de 3 m. Il place curieusement au même niveau les « Lignites de Sagnes » que Roux du Carla venait de décrire, alors qu’ils sont, cette fois, situés au sommet du Calcaire.
De façon assez confuse, il intègre à son « sous-étage d’Augmontel » plusieurs niveaux carbonatés lacustres qui affleurent dans la plaine du Castrais, en particulier les Calcaires de Saix mais ne fournit aucune description des horizons carbonatés repères des Argiles de Castres (Calcaire de Ganès, du Verdier,…) que Vasseur venait de décrire (1893-94).
Dans le « Calcaire du Causse d’Escoussens… », dont il observe le premier qu’il « repose à la fois sur le Paléozoïque et sur les conglomérats lutétiens (les Argiles à Graviers) », il cite « Lophiodon isselense et Paloplotherium minus ».
Le Roc de Lunel, dans la ville de Castres. L'un des derniers affleurement du Calcaire de Castres avant son passage latéral, 800 m plus au Nord par des argiles à graviers. Il se charge progressivement en concrétions carbonatés algaires (photo suivante)
Du Lutétien supérieur
Vasseur, en bon connaisseur du Tertiaire du Bassin parisien qu’il avait étudié à ses débuts, parallélise très justement les « calcaires lacustres de Castres et du causse de Labruguière… à Planorbis pseudoammonius, Limnea michelini et Lophiodon » avec la division supérieure du Calcaire grossier parisien (1893-94) (actuel Lutétien supérieur).
Suivant les assises tertiaires le long de la bordure occidentale de la Montagne Noire, Vasseur (1893.III, 1894) arrive à la même conclusion, car les Calcaires de Castres, d’Escoussens et de Revel « sont superposés aux Argiles à graviers (de Mazamet) qui constituent l’équivalent du Nummulitique du versant sud de la Montagne Noire » (1894). Dans un même temps, il observe le remplacement latéral du calcaire par des formations détritiques qui ne sont autres que les « Grès à Lophiodons d’Issel » auxquels il peut alors donner un âge Lutétien supérieur. Cette conception, qui n’est pas contredite par les travaux du paléontologue suisse Stehlin (1909), est érigée en certitude par la synthèse des travaux de Vasseur exposée en 1930 par Blayac.
Il est singulier de constater que cette datation par pure équivalence latérale avec le calcaire de Castres va transformer le niveau mammalogique d’Issel en référence de la faune du Lutétien supérieur pour le Sud de la France (Richard, 1946), et non le contraire. L’avenir montrera les incertitudes pesant, à la fois, sur l’âge des Calcaires de Castres (Richard, 1946 ; Castéras, 1956) et sur celui les Grès d’Issel que l’on situe depuis les travaux de Marandat (1987) dans le Bartonien inférieur.
Sur la première édition de la carte géologique de Castres au 1/80000, Vasseur et al. (1896) note d’importantes variations latérales de faciès. A l’Est de Castres, un niveau d’argile à graviers vient s’intercaler « en coin » dans le Calcaire de Castres et ce niveau est marqué par « des concrétions calcaires allongées ou branchues... affectant la forme de débris végétaux sur lesquels elles se sont moulées » (les priapolithes de Borel). Il est le premier à cartographier l’amincissement, puis la disparition stratigraphique totale des calcaires, au Nord de Castres, par « passage latéral à la formation détritique littorale (les Argiles à Graviers) ».
C’est bien cette configuration particulière des couches, au Nord de Castres, qui avait amené Caraven-Cachin à développer son concept de discordance. Vasseur n’évoquera jamais l’hypothèse d’une discordance au sein des assises éocènes.
Concrétions d'oigine algaire (= "Priapolithes") dans le Calcaire de Castres de Gourjade, à Castres.
Dernier affleurement connu de la formation avant sa disparition vers le Nord.
Du Lutétien terminal pour leur partie supérieure
Des datations plus précises viendront de la détermination des fossiles de vertébrés découverts par J. Parayre et Léonce Roux du Carla, dans les Carrières du Roc de Lunel, à la partie sommitale des Calcaire de Castres. Noulet (1863) y avait reconnu « Lophiodon lautricense, Palaeotherium minus et Paloplotherium minus ». Déterminations confirmées par Filhol (1888) qui les figure en 1888.
Pour Stehlin (1904, 1905, 1909), le Lophiodon est à rapporter à l'espèce Lophiodon rhinocerodes, forme dont le « caractère intermédiaire entre les Lophiodons du Lutétien et les Lophiodons géants du Bartonien évoque, pour ce gisement, un âge Lutétien terminal ». Quand au Plagiolophus signalé par Noulet, il pourrait correspondre au Plagiolophus cartieri « du Lutétien supérieur d'Egerkingen », du même âge (Stehlin, 1905, p. 352).
La partie inférieure du calcaire n’est toujours datée que par sa position stratigraphique postérieure au gisement de Payrin-Augmontel réputé lutétien supérieur (par la présence du Lophiodon).
En s’appuyant, cette fois, sur les seules faunes de mollusques, les datations du calcaire de Castres seront aussi discutées par Roman qui constate (1899) que à part « Planorbis pseudoammonius et Limnea michelini », les autres espèces sont des formes endémiques « ne paraissant pas avoir été rencontrés dans d’autres régions». En 1904, il place le calcaire dans le Lutétien supérieur et « ses assises tout à fait terminales déjà au Bartonien », par la faune de vertébrés mais aussi parce que la faune malacologique associée « offre une tendance à se rapprocher de celle du Bartonien ».
Planorbes dont le test est écrasé dans une argile ligniteuse associée au Lignite d'En Gasc, à Labruguière.
Coll. L. Mengaud, 1920 (coll. UPS Toulouse)
Du Lutétien terminal pour l’ensemble des calcaires
Il faudra attendre les années 40 pour que soit à nouveau discuté l’âge des Calcaires de Castres (et de Revel). Dans son inventaire des gisements de mammifères de l’Aquitaine, Richard (1946) constate que, pour l’essentiel, l’âge lutétien de la formation repose sur des preuves malacologiques bien minces, découlant des travaux de Vasseur.
Comme l’avait fait Vasseur, près de 50 ans auparavant, c’est à l’extrémité occidentale de la Montagne Noire que Richard va tenter d’apporter la solution. Utilisant la même méthode de corrélation stratigraphique que son prédécesseur, elle va, à nouveau, observer le passage latéral du Calcaire (de Revel) au Grès d’Issel et prouver ainsi son âge Lutétien.
L’auteur nous offre un curieux exemple de raisonnement circulaire. Vasseur (1893-94) avait daté les Grès d’Issel du Lutétien par analogie avec les Calcaire de Castres. Cette fois, Richard, utilisant la même méthode de corrélation stratigraphique, va dater les Calcaires de Castres par rapport au Grès d’Issel qui, ont été depuis érigés, sans argument paléontologique, en repère chronologique du Lutétien supérieur.
Partant du principe que les Argiles à graviers placées sous le Calcaire de Castres, renferment la faune d’Issel à Payrin-Aumontel et qu’elles passent latéralement au Grès d’Issel, leur âge est donc bien lutétien supérieur. Plusieurs constats en découlent :
- Les Calcaires de Revel qui s’indentent dans la partie supérieure des Grès d’Issel (cf. schéma de Mengaud, in Richard, p. 28 figuré ci-dessous) sont, eux aussi, lutétiens supérieur (alors que ce schéma montre clairement qu’ils leur sont sous-jacents.
- Les Calcaires de Castres, qui sont plus récents que les « Grès d’Issel » (Stehlin, 1905), représenteraient donc « un Lutétien terminal, représentant la dernière phase de l’étage ».
- Les Calcaires de Castres seraient ainsi plus récents que les Calcaires de Revel (alors qu’il avaient été, à ce jour, considérés comme contemporains par Noulet, Caraven-Cachin,…).
La synthèse de Castéras (1956) n’apporte aucune modification à ce schéma : « le Calcaire de Castres est supérieur aux grès d’Issel… lesquels sont équivalents des Calcaires de Revel ».