Géologie du Tarn

 

La carte géologique du Tarn de l’ingénieur des Mines Boucheporn

René-Charles-François Bertrand de Boucheporn (1811 – 1857) est le premier véritable géologue de l’Albigeois. Fils de Louis, baron de l’Empire, grand maréchal de la cour éphémère de Jérôme (Bonaparte) roi de Westphalie, il appartenait à une famille de noblesse lorraine. Après l’école polytechnique, devenu ingénieur au corps des Mines, il fut affecté à Albi (on le retrouvera par la suite à Toulouse).

Boucheporn n’était pas le premier ingénieur des Mines s’intéressant au Tarn. L’Ecole des Mines avait été fondée avant la Révolution, mais développée par celle-ci. Parmi les ingénieurs chargés d’évaluer les ressources minérales du Tarn, on relève les noms de Louis Cordier (1777 – 1861) qui dressa sous l’Empire un état des mines et des usines du département, et qui deviendra un puissant personnage : membre de l’Académie des Sciences, directeur du Muséum national, Pair de France. Pierre Berthier (1782 – 1861), autre ingénieur et futur académicien, qui découvrira la bauxite, source de l’aluminium, écrivit au Journal des Mines un article (en 1810) sur les minerais de fer des environs de Bruniquel et sur les problèmes posés au concessionnaire Garrigou. Quant à William Manès, qui finira Ingénieur en chef à Bordeaux, il s’occupera (en 1836) des couches à charbon, en particulier celles de Réalmont.

Le rôle de François de Boucheporn est beaucoup plus important pour notre région. Il fut illustré par la réalisation entre 1837 et 1839 d’une carte géologique du Tarn, en même temps que de celle de la Corrèze. Cela s’inscrivait dans le grand projet – qui ne fut réalisé qu’en partie – de description du territoire national par des cartes géologiques départementales, à la charge des Conseils Généraux. Les principes de base de la stratigraphie, le regroupement des géologues dans la Société géologique créée à Paris en 1830, et les échanges entre savants des pays voisins rendaient la période favorable à un tel dessein.

La carte du Tarn, établie sur le vieux fond sans altimétrie de Cassini, regroupe quatre feuilles. Elle est accompagnée de coupes verticales afin de montrer les rapports géométriques entre les formations distinguées par Boucheporn.
Dans une précieuse « Explication » (61 + 114 p.), rédigée à partir de 1840 et publiée en 1848, ce dernier énonce ses idées sur la formation du globe et la classification des roches (il l’avait déjà fait en 1844 dans ses « Etudes sur l’Histoire de la Terre »). Il décrit ensuite les particularités des formations qu’il a distinguées dans le Tarn. A cette époque régnait en France la doctrine de Léonce Elie de Beaumont, lui aussi ingénieur des Mines, puissant et redouté personnage, qui imposa durant un demi-siècle, avant qu’elle ne s’effondre, une théorie unificatrice des faits géologiques à l’échelle du globe.

Sans la combattre de front, Boucheporn exprimera cependant sa différence. Pour lui, le refroidissement progressif du globe, par dissipation du « feu central », qui est au yeux d’Elie de Beaumont le seul responsable du ridage de la surface terrestre et donc de la formation des chaînes de montagne, est une cause insuffisante. Il est ainsi « amené à grouper tous les faits de la géologie dans un système particulier qui admet […] pour principe d’action, un changement brusque dans l’axe de rotation de la terre à chacune des révolutions reconnues par la géologie ». Ces « révolutions », responsables de la formation des chaînes de montagne, entraîneraient des modifications climatiques et donc des « mutations » des êtres organiques. A chacune d’elles, le niveau relatif des mers varierait fortement et la nature des dépôts sédimentaires qui s’y accumulent diffèrerait. Comme Elie de Beaumont, Boucheporn considère que les grandes divisions des « terrains » (ou « formations ») sont donc liées aux « révolutions ». Lors du « soulèvement » d’une chaîne de montagne, les couches des formations déjà déposées sont relevées et l’érosion va les niveler. Ainsi une nouvelle formation sédimentaire pourra-t-elle se déposer sur leur tranche, en « discordance ».

Acceptant les 12 « révolutions » successives énoncées par Elie de Beaumont dans son célèbre essai de 1829, Boucheporn va énumérer les 13 « terrains » ou « formations géologiques » qui vont se succéder dans le temps. Dans le cas du Tarn, seules certaines de ces formations sont représentées. Deux termes extrêmes en constituent l’essentiel : d’une part, les dépôts « tertiaires » d’un « ancien lac » occupant le cœur de l’amphithéâtre de l’Albigeois ; d’autre part, les terrains anciens qui enserrent les précédents au Nord, à l’Est et au Sud. Voyons les caractéristiques de ces différentes formations de roches.

Le « terrain primitif »

On ne peut lui attribuer avec certitude que le « granit » (ancienne orthographe pour l’actuel « granite » des géologues), roche normalement à quartz, feldspath, mica, qui est pour Boucheporn « le premier recouvrement solide de la surface du globe ». Conservant la vieille idée de l’allemand Werner, il estime que « la matière première (nous dirions aujourd’hui « le protolite ») des granits a pu être déposée au sein des eaux par voie de précipitation chimique et transformée [= recristallisée] ensuite par la chaleur ».

Autour et au-dessus du granite viennent des « terrains cristallins », qui résulteraient de la sédimentation « dans l’eau » de débris arrachés aux granites, ce qui, pour Boucheporn, expliquerait le passage graduel entre ces roches. Ces « gneiss » et « micaschistes » auraient ensuite acquis leur structure grâce à une « modification calorique », « ce que, dans ces derniers temps [nous sommes en 1840 !], l’on a nommé le métamorphisme des roches ». Suit alors l’énumération des divers types de gneiss et leur situation géographique dans le Tarn.

Le « terrain de transition »

Ce vieux terme est ré-utilisé. Il correspond « sans doute au Cambrien et Silurien des Anglais » (550 à 450 M.a.). Boucheporn l’affecte aux « schistes argileux » de la montagne albigeoise et castraise, où cette attribution d’âge reste toujours valable. Les horizons calcaires associés aux schistes sont transformés en « marbres » par échauffement [= métamorphisme]. L’ensemble schisteux est traversé par des filons de quartz SSW – NNE, formant des « murailles linéaires » plus ou moins minéralisées, et par des filons métallifères : quartz ferrifère à Lacaune, Alban, Le Fraysse ; plomb autour de Brassac, manganèse, cuivre de la vieille exploitation, noyée, de Rosières près de Carmaux. Aucun de ces gîtes « n’est maintenant [= en 1840] exploité ».

Les « terrains de grès anciens »

Le « Houiller » - c’est-à-dire le Carbonifère supérieur continental (autour de 300 M.a.) – occupe, près du « bourg de Carmeaux » un bassin N-S (3 km sur 2), masqué au Sud par les terrains tertiaires. On relève 10 à 12 m d’épaisseur cumulée de charbon. Boucheporn a évalué les réserves du bassin. En fonction du maintien du chiffre exploité (moins de 100.000 tonnes par an vers 1865), « nous pensons que la durée des mines de Carmeaux doit encore dépasser au moins 5 à 6 siècles… » : ce n’est pas si mal calculé, puisque, depuis l’origine et jusqu’à la fin de l’exploitation, maintenant acquise, environ 100 millions de tonnes de houille ont été extraits (H.Gras, 1989, notice de la feuille d’Albi à 1/50.000).

Boucheporn constate justement combien il est difficile, dans la vallée du Cérou, de distinguer du « Houiller » les deux formations plus récentes qui, théoriquement, devraient s’en séparer : d’abord le « Grès rouge » (=Permien continental), ensuite le « Grès bigarré » (= Trias continental), qui sont regroupés. Il n’a découvert aucune succession régulière entre ces trois termes, au milieu desquels doit logiquement passer « la vraie base des terrains secondaires », qui correspond à « un changement complet des faunes et flores ». Il observe des poudingues, analogues à ceux du « Grès des Vosges », et surtout des « grès schisteux rouges » dans la Grésigne.

Le « Calcaire jurassique »

Cette formation débute pour Boucheporn par des « grès siliceux blancs » (=l’actuel Trias), regroupables, il l’affirme justement, avec le « Grès bigarré » sous-jacent. Un « calcaire cloisonné » (= l’actuel étage Hettangien, 205 – 200 M.a.) vient plus haut. Dans les calcaires qui suivent autour de la Grésigne, la carte sépare le « Lias » (205 – 180 M.a.) puis « l’Oolite » (180 – 140 M.a.), déjà exploitée dans des carrières près de Laval (Puycelsi) et au Nord-Est de Bruniquel.

Du « minerai de fer en grains », englobé dans une argile sablonneuse, remplit des anfractuosités à la surface des calcaires de « l’Oolite ». On l’exploite près de Puycelsi (Sud-Ouest de Laval, Ouest de Mespel). R.Granier (« Les minières de Penne-Puycelsi et les forges de Bruniquel (1796 – 1880) », R.Tarn, 1978) a décrit cette activité industrielle passée. Ces minerais résultent de la destruction de paléosols liés à une altération « ferralitique » sous climat intertropical, à la fin du Crétacé ou à la base du Tertiaire.

Les terrains du « Tertiaire »

Il occupent la partie centrale et occidentale de l’Albigeois. Boucheporn les divise en deux ensembles.

1) Les « mollasses » : faites de « marnes, sables et grès à ciment calcaire », elles sont attribuées au « Tertiaire inférieur », c’est-à-dire l’Eocène, dont la succession avait déjà été définie dans le bassin de Paris. En fait, nous savons que ces roches correspondent à l’ensemble (50 à 22 M.a.) Eocène moyen – supérieur et surtout Oligocène. Il s’y joint des calcaires d’eau douce, exploités en carrières à l’époque de Boucheporn, le long de l’Agoût (Saïx, environs de Lavaur) et surtout pour pierre à chaux entre Albi et Carmaux, à Saint-Martin de Damiatte, à Marssac. Les argiles sont utilisées dans de nombreuses tuileries, à Castres et plus au Sud-Est. Les marnes sont favorables aux amendements agricoles.

2) « Second étage tertiaire, alluvions ». Autant l’analyse des terrains précédents apportait des données originales, autant Boucheporn a-t-il fait ici de grossières erreurs, ce qui rend inutilisable cette partie de son travail.

Nous savons que des niveaux de poudingues s’intercalent dans la Molasse. Quand ils affleurent (Puylaurens, plateaux au-dessus de Saïx et de Vielmur, etc.), les galets en sont dégagés et l’on peut croire, à tort, qu’il s’agit d’alluvions, indépendantes de la Molasse. Nous savons aussi que les rivières (Tarn et Agoût principalement) ont déposé, au-dessus de la Molasse, d’épaisses alluvions caillouteuses dans de très larges vallées, et cela depuis le début du Quaternaire (moins de 2 M.a.). Leurs graviers, épais « de 6 – 7 m ordinairement », dit Boucheporn, se disposent en « terrasses » dont l’altitude est d’autant plus basse que le niveau alluvial est plus récent.

A ce qui nous apparaît comme une évidence, Boucheporn oppose l’idée « d’une couche de cailloux roulés » unique : « pour un observateur attentif et impartial [sic !], la couche des plateaux [= produit du déchaussement des galets de la Molasse], celle des étages moyens [= les terrasses], celle de la plaine [alluviale], sont exactement identiques », ce qui, sur le plan du seul faciès de la roche, est vrai ! Mais il ajoute : « Ce sont différents lambeaux d’une même nappe d’alluvions, occupant autrefois le niveau le plus élevé, mais abaissée maintenant en divers points par les grands affaissements qui ont produit les vallées et les plaines basses ». De la sorte, Boucheporn va attribuer cette « couche de cailloux roulés » au « Second étage tertiaire », celui des « Grès de Fontainebleau », type actuel de l’Oligocène du bassin parisien ! Ces « cailloux roulés » résulteraient de la destruction du relief des Pyrénées, à une époque où cette chaîne se serait trouvée sous une « latitude presque équatoriale », le climat « en ayant fait fondre les neiges … ». De la sorte, une immense nappe caillouteuse, due à des « courants diluviens », aurait ennoyé la totalité du pays molassique.

Si l’on rencontre des « cailloux roulés » à des altitudes de plus en plus basses près des rivières, s’expliquerait, selon Boucheporn, par des jeux de fractures entre les paliers successifs, disposés à la manière de touches de piano. En effet, pour lui, les vallées, que « l’ancienne géologie [sic !] considérait comme l’ouvrage des eaux seules » seraient localisées le long des lignes de failles. Très satisfait de son hypothèse, notre ingénieur ajoute : « Nous croyons être le premier qui ayons essayé une explication rationnelle et pour ainsi dire géométrique [le polytechnicien montre l’oreille !] du mécanisme de la formation des vallées de fracture … ».

Si ce qui précède apparaît comme une pure construction intellectuelle, que l’avenir a vite balayée, il n’en est pas de même de l’observation suivante. Le « terrain alluvien » possède le grand intérêt de receler une « nappe d’eau souterraine ». Une remarque à valeur historique apparaît : les jardiniers d’Albi exploitaient cette nappe à l’aide de leviers à contrepoids : « le nombre de ces engins est si considérable dans la plaine de Lescure, qu’elle ne ressemble pas mal à une rade hérissée d’une multitude de mâts de vaisseaux » !

« Le poudingue d’alluvion sur la pente de la Grésine » (= Grésigne)

Il représente un cas particulier. Formé de galets d’origine locale (calcaires jurassiques et grès), il occuperait un « ancien fond de vallée », formé lors du « mouvement des Pyrénées ». Boucheporn est conduit, du même coup, à placer ce poudingue au-dessus de la Molasse voisine, ce qui est le contraire de la réalité observable. Il « sent, au reste, combien ce sujet est délicat et d’une induction difficile » ! Ceci mis à part, sur une coupe de Briatexte à Penne (carte, feuille 4), Boucheporn reconnaît bien la forme anticlinale de la Grésigne, dont les couches ont des plongements dans des directions opposées et divergentes sur les deux flancs. Ce type de pli doit pouvoir résulter « d’une double compression horizontale [donnant] l’idée d’un refoulement des couches ». On peut voir dans cette phrase un pas vers l’introduction, en tectonique, de la notion de poussées horizontales.

 

Que conclure de cet examen du travail de François de Boucheporn ? Cet ingénieur distingué a eu des idées théoriques remarquables (variation de l’axe de rotation de la Terre). Il a réalisé une carte géologique du Tarn qui situe les grands ensembles, opposant pour la première fois les terrains « primitifs » et « de transition » de la montagne, au pays des « mollasses » tertiaires, et il a reconnu l’anticlinal de Grésigne avec son enveloppe de calcaires jurassiques. On regrettera sa singulière idée d’une unique couche de « cailloux roulés », tronçonnée par la tectonique en paliers d’altitude variée, alors qu’il s’agit des stades du Quaternaire alluvial.
La carrière de cet ingénieur des Mines l’amènera en 1850 à Panama, pour une mission d’évaluation d’une jonction ferroviaire entre Pacifique et golfe du Mexique. Atteint par les fièvres, il décèdera peu de temps après à Bordeaux.

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