Histoire de la Géologie

Petite histoire de l'Assise à Gryphées du Toarcien supérieur en Aquitaine
La bordure quercynoise, les Pyrénées, deux approches différentes

par Philippe FAURE

 

Les premières observations

C’est dans un mémoire de Dufrénoy que l’on trouve certainement, en 1827, la première mention « de gryphées (Gryphaea gigantea, Macculochii, cymbium) abondantes dans la formation qui recouvre… des marnes schisteuses noires bitumineuses …» appartenant aux « étages supérieurs du Lias ».
Dufrenoy en donne la première description précise en 1828 dans la vallée de l’Aveyron, entre Bruniquel et Saint-Antonin, dans son mémoire sur les « Formations jurassiques du sud-ouest de la France » : « argiles contenant une grande quantité de gryphites, dont les unes se rapportent à la Gryphée cymbium, G. obliquata, Macculochii et gigantea » ; « les coquilles y sont si nombreuses, qu’à peine on peut voir les calcaires dans lequel elles sont empâtées ». L’auteur montre que cette couche pourrait se placer « à la séparation des formations oolitiques et du Lias » (p. 391).
Dans l’explication de la Carte géologique de France, en 1848, Dufrénoy place cette couche dans l’Oolithe inférieure, mais la situe clairement au niveau de la zone de passage entre les formations marneuses et les calcaires « qui forment le rebord des causses ».

Harlé (1863) suggère très injustement que Dufrenoy et Elie de Beaumont auraient confondu « le vrai Lias » à gryphées arquée (équivalent de notre Sinémurien s.st.) et la couche à « Gryphaea cymbium » qui partout, dans le Quercy, assure la transition entre le Lias et l’Oolithe inférieure. Nous venons de voir qu’il n’en était rien.
Suivant la nouvelle classification des gryphées du Jurassique de Hébert (1856) (tableau ci-dessous), selon la datation alors admise, c’est à une huître de l’Oolithe inférieure, Gryphaea sublobata DESHAYES qu’il attribut arbitrairement l’huître de l’Assise à gryphées du Quercy. Ce choix est malheureux mais connaîtra, jusqu’à nos jours, un grand succès.


Âge des couches à gryphées de la Bordure ouest aquitaine

L’âge de la « couche à Gryphaea sublobata » fluctuera entre le Lias supérieur et l’Oolithe inférieure, au gré des classifications et des terminologies stratigraphiques. Dans le secteur de la Grésigne, elle est placée dans le Bajocien inférieur (selon la conception de d’Orbigny) par Magnan (1869) et par Caraven-Cachin (1898), dans le Toarcien, d’après Péron (1873).

Dans la partie septentrionale du Quercy, Mouret (1887) sera le premier à dater les «couches à gryphaea beaumonti» avec des ammonites « du niveau de l'A. opalinum... c'est à dire le niveau le plus supérieur du Lias », selon les conceptions de l'époque. Il sera suivi par Glangeaud (1895) qui trouve la Gryphaea beaumonti associée à « l’Am. Aalense du Toarcien supérieur » dans les environs de Turenne, mais également en Charente, en Dordogne, et sur tout le flanc méridional du détroit poitevin. Fournier (1896, 1898) et Thévenin (1903) adopteront un même âge pour les couches à gryphées du Quercy central.

Sans changer son âge, mais tenant compte de la classification des étages de Haug (1910), la « couche à Gryphées et à Pleydellia aalensis » est attribuée à l’Aalénien par Ellenberger (1937), et se retrouve à nouveau dans l’Oolithique. L’abandon de la classification de Haug aura pour effet de placer à nouveau, et de façon définitive, les couches à gryphées dans le Toarcien terminal.

Les progrès de la paléontologie des ammonites permettront d’affiner son âge à partir des années 70. Pour Fabre (1971, 1972) « les marno-calcaires à Gryphaea sublobata » représentent la partie inférieure de la Zone à Aalensis. Fabre (1971) est aussi le premier à signaler, d’après Mme Freinex, la présence, de l’huître Gryphaea pictaviensis dans le Toarcien quercynois et à en donner la première figuration.

La « Dalle à gryphées » est placée dans la Formation de Lexos par Cubaynes et Fauré (1981) et Fauré et Cubaynes (1983) et son âge est précisé à la sous-zone à Mactra. Il existe une récurrence dans l’horizon à Celtica (Cubaynes, 1986) (figure ci-dessous).


Distritution des gryphées dans le Toarcien terminal de la Grésigne et répartition biostratigraphique,
d'après Fauré et Cubaynes, 1983


Elle devient « Assise à Gryphées » avec Cubaynes (1986) qui montre que ce niveau clôture une phase de comblement interrompue par une discontinuité qui s’exprime partout par un arrêt de sédimentation.

Lezin (2000) donnera une description stratigraphique, sédimentologique et paléogéographique encyclopédique de l’Assise à gryphées sur l’ensemble de la Bordure quercynoise de l’Aquitaine. Les gryphées apparaissent sous forme d’exemplaires de petite taille au sommet de la Zone à Pseudoradiosa. Elles disparaissent de façon synchrone au sommet de la Sous-zone à Mactra, possiblement à la suite d’une chute du niveau marin. Dans l’horizon à Celtica, il s’agit d’individus plus anciens remaniés.

Âge et répartition des couches à gryphées dans le domaine pyrénéen

La présence d’une « couche à gryphées abondantes » dans le Lias supérieur dans Pyrénées est pour la première fois signalée par Leymerie (1856, 1858) dans les Pyrénées centrales et par d’Archiac (1859) dans les Corbières. L’espèce y attribuée à Gryphaea maccullochii.
Ni l’âge, Lias supérieur, de cette couche, ni la détermination de la gryphée, ne seront discutés par les auteurs jusqu’au début du XXème siècle, avec cependant des nuances d’interprétation. Nogues (1863), Viguier (1887), de Rouville et Viguier (1889) situent la « couche à Gryphaea maccullochii » à la base des marnes toarciennes ; Roussel (1893), moins précis, place l’espèce dans les « marnes noires à G. Maccullochii du Lias supérieur » ; Doncieux (1903) attribut cette même espèce au Charmouthien supérieur « à un niveau un peu plus élevé que P. aequivalvis ».
Carez (1905-1909), Dalloni (1930) utilisent encore cette terminologie et l’espèce Gryphaea sublobata, pourtant apparue avec Leymerie, en 1868, dans la nomenclature des espèces pyrénéennes, n’est pas utilisé par la plupart des auteurs avant les travaux de Dubar (1924, 1925).

Dans un mémoire posthume, Leymerie 1881, crée entre Lias et Oolithique un nouvel étage, l’Epilias, dont les fossiles indices sont justement Rhynchonella epiliasina (= Homoeorhynchia ruthenensis) et Gryphaea sublobata.

Dubar montre que l’« assise à Gryphaea sublobata » des Corbières se place, comme dans le Quercy, dans l’Aalénien (sensu Haug = Toarcien supérieur) « avec Pleydellia aalensis et Grammoceras subcomptum, … dans la Zone à Opalinum ».
Cette détermination est, jusqu’à nos jours, traditionnellement utilisée par tous les auteurs qui ont étudié la stratigraphie du Jurassique des Pyrénées.

Dubar montre l’étendue du faciès à gryphées qui se dispose en une auréole autour de la partie méridionale du Massif  central et dans les Pyrénées, de la Méditerranée au Comminges, sur leur versant nord, et dans les Pyrénées catalanes, sur leur versant sud (figure ci-dessous).


Dans les Pyrénées méridionales, c’est par contre l’usage de Gryphaea beaumonti qui prédomine chez les auteurs, tels Vidal (1899), Dalloni (1913, 1930), Astre (1938), pour désigner la couche à gryphées du Toarcien supérieur.

Nous avons montré (Fauré, 2002) que, comme dans le Quercy, l’Assise à gryphées des Pyrénées est strictement limitée à la Sous-zone à Mactra et que sont âge est identique dans les Corbières et les Pyrénées méridionales. C’est à Gryphaea (Bilobissa) pictaviensis que nous attribuons, cette fois l’espèce, pour tenir compte des réalités de la paléontologie de gryphées du Jurassique, tout en constatant l’extrême variabilité de cette gryphée dont certains variants sont homéomorphes de G. (G.) sublobata et d’autres de G. (G). beaumonti, en particulier dans les environnement plus profonds et plus envasés des Pyrénées méridionales (Fauré, 2002, p. 623).

L’attribution à Gryphaea (Bilobissa) pictaviensis

C’est à diverses gryphées, telles Gryphaea gigantea, G. cymbium et G. macculochii, que Dufrenoy attribuait la gryphée du Lias supérieur, autant de fossiles qui se sont rapidement révélés appartenir au Sinémurien ou au Lias moyen. Par exemple, G. maccullochii, dont l’usage s’est perpétué jusqu’au début du XXème siècle dans les Pyrénées et les Corbières est, une Gryphaea s.st. du Sinémurien terminal - Pliensbachien inférieur, que l’on considère actuellement comme synomyme de G. (G.) cymbium (LAM.).

Pour combler l’espace libre de tout taxon entre le Lias moyen et l’Oolithique, où les gryphées sont à nouveau abondantes du Bajocien à l’Oxfordien, Hébert décrit la Gryphaea pictaviensis en 1856, en référence à l’Ostrea knorri VOLZ in d’Orbigny (Prodrome de Paléontologie, 1850, tome 1, p. 257) (description originale ci-dessous).




Description originale de la G. pictaviensis. Hebert 1856, p.
216-217


Mais ni Hébert, ni d’Orbigny ne fournissent de figuration et l’espèce reste méconnue et peu utilisée par les auteurs qui lui préfèrent, depuis Harlé (1863), la Gryphaea sublobata dont l’âge oolithique (Bajocien), avait paru plus compatible avec celui de la couche à gryphée du Quercy.

Cet usage perdurera jusqu’à l’aube du XXIème siècle

Mouret (1887) avait bien remarqué que la gryphée toarcienne du Quercy septentrional, se démarquait de la G. sublobata par « son crochet est plissé » et popularise dès lors l'usage de la Gryphaea beaumonti que l’auteur considère comme un synonyme de la G. pictaviensis de Hebert. Il est suivi par Glangeaud (1895).

Dubar est le premier à avoir discuté de la gryphée de « l’assise à gryphées » des Pyrénées dans l’annexe paléontologique de sa thèse (1925). Il écarte formellement l’espèce « Maccullochii » utilisée par ses prédécesseurs et réaffirme l’appartenance de la gryphée des Pyrénées à Gryphaea sublobata. Il constate toutefois (figure ci-dessous) qu’elle en « diffère un peu ; elles sont plus petites, plus convexes dans la région du crochet ; leur contour est plus arrondi dans la région palléale » ; « De certains crochets partent des plis irréguliers… qui s’observent chez G. beaumonti (O. pictaviensis HEBERT)» (sic) (figure ci-dessous). Comme Mouret, Dubar considère ces deux taxons comme des synonymes .


De façon générale, l’espèce Gryphaea pictaviensis reste peu citée par les auteurs qui ont spécialement étudié les « Liogryphées jurassiques » (Dechaseaux, 1934 ; Charles 1949 ; Charles et Maubeuge 1951 ; Hallam 1968 ; Arnaud et Monleau, 1979) et la première figuration de l’espèce (ci-dessous) par Freinex dans la thèse inédite de Fabre sur la Grésigne (1971), passe totalement inaperçue.

C’est à la thèse de Fabre (1971) que l’on doit, en annexe, la toute première figuration de la Gryphaea pictaviensis HEBERT (1856) que son auteur avait décrite, sans la figurer.


Il revient à Stenzel (Treatise of invertebrate paleontology, 1971) d’avoir séparé les gryphées s.st., échelonnées de l’Hettangien au Pliensbachien supérieur, des gryphées qui, après la grande extinction du début du Toarcien, réapparaissent à la fin du Toarcien pour atteindre l’Oxfordien, pour lesquelles il crée de sous-genre Bilobissa (espèce-type G. (B.) bilobata (SOW.) du Callovien).
Ces formes se démarquent du sous-genre nominal par une légère costulation de la région umbonale et, surtout, par la présence d’un sinus radial postérieur plus ou moins profond.

Selon le schéma de Hébert, réactualisé récemment par Bayer et al. (1985) (figure ci-dessous), G. (B.) pictaviensis est l’espèce pionnière du Toarcien terminal. Johnson et Lennon (1990) en décriront et figureront plusieurs populations du Toarcien des Corbières et du Quercy provenant de la collection P.C. Sylvester-Bradley du Muséum de Londres, permettant une nouvelle définition de l’espèce : coquille étroite au lobe latéral peu évasé ; stade juvénile costulé d’au moins 50 % des individus.


Il est bien établi (Hébert, 1856 ; Charles et Maubeuge, 1951) que G. (B.) sublobata s’en démarque morphologiquement par la largeur de sa coquille et son contour arrondi, mais surtout, par son âge bien différent, Aalénien supérieur - Bajocien inférieur, l’espèce de Deshayes (1830) étant définie dans le Bajocien inférieur de Normandie. Nous en avons identifié quelques exemplaires dans l’Aalénien moyen (Zone à Murchisonae) des Corbières orientales (Fauré, 2002).



Figuration du type de l'espèce de Gryphaea (Bilobissa) sublobata DESHAYES du Bajocien normand


Quand à G. (B.) beaumonti, elle succède à G. (B.) pictaviensis dans la zone à Opalinum de l’Aalénien inférieur et est surtout abondante sur les deux versants du Seuils du Poitou et sur la bordure septentrionale du Massif central.


En résumé : Durant la seule sous-zone à Mactra (Zone à Aalensis, Toarcien supérieur), les conditions paléoécologiques sont momentanément favorables, du Quercy aux Pyrénées centrales et orientales, à l’installation de peuplements monospécifiques très denses de Gryphaea (Bilobissa) pictaviensis caractérisant l’Assise à Gryphées. Leur aire de répartition se calque sur la bordure occidentale et sur l’extrémité méridionale du Massif central.

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Bibliographie additionnelle

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