Géologie du Tarn

 

Un ingénieur du siècle des lumières :
Antoine de Gensanne

Plus d’un siècle après l’ouvrage de Borrel, vont paraître en 1776 – 1778, imprimés à Pézenas puis à Montpellier, les quatre tomes de l’ « Histoire naturelle de la province de Languedoc » d’Antoine de Gensanne ( ? – 1780). Cet ingénieur avait longtemps dirigé l’exploitation de mines en Alsace et Franche-Comté, ce qui donna lieu à un mémoire, imprimé par l’Académie des Sciences, qui lui valut d’être élu Correspondant de la noble assemblée. Gensanne regagna ensuite sa région d’origine en qualité de commissaire des Etats du Languedoc « pour la visite générale des Mines et autres substances terrestres de la même Province ». Chacun des quatre tomes de l’ouvrage possède un « discours préliminaire », où l’auteur exprime ses idées et théories, et se poursuit par des descriptions du pays, diocèse après diocèse.

Gensanne, contemporain de Buffon, est un authentique homme de science, donnant son avis sur les sujets les plus divers, qu’abordait à la même époque l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Notre ingénieur recherchera – c’est l’objet de sa mission – les gisements minéraux du Languedoc et accessoirement les autres ressources économiques, mais le « philosophe » apparaît quand Gensanne traite des grands problèmes.

Observant des « coquillages » fossiles dans les « roches calcaires » jusqu’aux sommets des Corbières ou des Cévennes, il en conclut à la « très-longue suite de siècles pour former et pétrifier ces amas immenses de matières animales. » Gensanne se montre ainsi partisan d’une durée longue pour le globe, alors que, sous l’influence des Livres Sacrés, les 6 ou 7 « jours » de la Genèse étaient parfois traduits par 6.000 ou 7.000 ans ! Affirmant avoir « trouvé, par des observations, non équivoques » que les actions atmosphériques abaissent les Pyrénées « d’environ 10 pouces par siècle » (= 2 mm par an), il se rapproche curieusement des actuelles estimations. Il croit fort justement que « nous ne connoissons pas dans la nature de repos absolu, et à tout prendre, tout y est dans un perpétuel mouvement ». Pour lui, des échanges s’opèrent par des « courants » de « vapeurs » circulant entre le « feu central » du globe et sa surface : « c’est de cette espèce de circulation, que dépendent tous les phénomènes que nous observons tant à l’intérieur qu’à la surface du globe », tant les « corps salins [= les roches et minéraux] que l’atmosphère ».

Dans cette véritable « théorie de la Terre », Gensanne est en avance sur son temps. Sans en prononcer le nom, qui n’apparaîtra qu’en 1854, il décrit le phénomène d’ « épigénie », c’est-à-dire le remplacement d’un corps chimique par un autre qui respecte l’aspect extérieur du premier. Ainsi les fossiles, initialement carbonatés, peuvent-ils être silicifiés ou pyritisés : « Les principes minéralisateurs pénétrent ces matières, en détruisent le tissu, enlevent une partie de leur élements, et y déposent à leur place les substances minérales ».

De la même manière, Gensanne fait allusion au phénomène de « catalyse » (terme créé vers 1840) : « Deux substances [n’ayant] aucune affinité entre elles », s’« il en survient une troisième avec laquelle les deux premières ayent de l’affinité, elles se joindront et s’uniront à l’aide de la troisième ».

L’ouvrage de Gensanne fait état de nombreuses observations dans le Bas-Languedoc et les Corbières. Il est moins disert pour les trois diocèses d’Albigeois. De la « montagne », il se borne à noter la « roche schisteuse ou ardoisée », l’abondance des mines de fer, en particulier près d’Alban où se remarquent aussi « deux magnifiques filons de mine de plomb », sans oublier la mine de « Pierre Brune » près de Réalmont qui, dit-il, ne fonctionne plus. Le « charbon de terre » fait l’objet de considérations détaillées. Gensanne en refuse curieusement l’origine végétale : il dériverait d’ « une vase limoneuse de la mer, imprégnée d’une substance bitumineuse » ! Il fait état des « mines de charbon que le Sr Giral fait exploiter » à Graissessac. « Carmeaux » - que le chevalier Gabriel de Solages venait de prendre en mains – est l’objet de longs développements. On fait croire à Gensanne que du charbon a été découvert en plein plateau schisteux à la Bessière (paroisse de St-Cirgue) mais il s’agit d’une friponnerie : des blocs venant de Carmaux ont été répandus dans le puits de recherche !

Aucune trace de houille n’est oubliée. Au château du Cayla près de Réalmont, une mince veine en est connue, « à 5 toises » [= 10 m] de profondeur. Jusque là, il s’agit de dépôts d’âge Carbonifère (environ 300 M.a.). De formation plus récente, de minces indices sont cités à Saint-Paul-de-Mamiac en Grésigne, où un puits fort profond aurait traversé une veine de « plusieurs pieds » (est-ce dans les marnes du Lias ?) ; à Brugnac, dans le « vallon de toute beauté de la Verre » [= Vère], Gensanne note un petit indice de charbon (dans la molasse oligocène).

Une « espèce de mine de charbon de terre » existe également au bord du Thoré près de La Bruguière. Notre ingénieur décourage le négociant Fabre qui a fait pratiquer par trois mineurs allemands (les spécialistes de l’époque) un puits de 18 pieds [6m] qui montre, à la profondeur de 12 pieds, une veine épaisse de 10 – 12 pouces [environ 30 cm] d’un « charbon faible et terreux ». Ce site, déjà connu de Borrel, alimentera longtemps les espoirs ! Boucheporn (1848) précisera qu’il s’agit, sous les calcaires du « Bartonien » (40 M.a.) d’argiles bitumineuses à lits de lignites. Ce puits de recherche devait être comblé en 1895 (Caraven – Cachin, 1898).

Autres ressources naturelles, les sables des verreries du Bac, près de Saint-Amans. Egalement celles de la Grésigne, alors au nombre de deux, et qui, on le sait, utilisent les sables quartzeux du Trias. Gensanne semble être le premier qui ait parlé du gypse de Marnaves « dans le territoire de La Traine » (La Treyne) où, trois ouvriers y étant morts, l’ouverture de la carrière a été comblée : on y trouverait « deux bancs de plâtre », le premier couleur de brique, excellent, le second, blanc et « d’une grande beauté ». Ce gypse de Marnaves et, plus tard, celui de Merlins au-dessus de Larroque, alimenteront durablement les fantasmes d’exploitants, alors qu’il s’agit d’infimes traces de dépôts « lagunaires » de la limite Permien – Trias (250 M.a.). Gensanne est peu prolixe dans sa description des diocèses de Castres (en dehors du trajet vers Saint-Pons) et de Lavaur, indiquant toutefois sept martinets de cuivre à Durfort. Deux notations gardent leur mystère : un « gros banc de mine de fer en gros grains entremelé de roche calcaire auprès de Lavaur » ; et, sur le « chemin de Lavaur à Puilaurens », une « assez belle mine de plomb auprès de St Sauveur ». On est là en plein pays molassique : le caractère autochtone de telles « mines », surtout de la seconde, est incompréhensible.

A défaut de ressources minérales importantes, notre ingénieur, accompagné dans le diocèse d’Albi par son syndic, M. de Salabert, s’étend sur d’autres sujets : Albi, « ville très-agréable », qui possède alors plusieurs moulins à pastel, alors que ses fabriques de ratine sont « presque tombées » ; le martinet de cuivre de Saint-Juéry ; les nombreux vignobles (Gensanne apprécie le vin de Milhars !) ; les seuls vins à descendre à Bordeaux sont ceux de Gaillac, le Tarn étant navigable à partir de cette ville ; les essais de culture de l’anis à Cestayrols et à Noailles.

En dehors de la « riche et fertile » vallée du Tarn entre Albi et Rabastens, Gensanne parcourt le large territoire de la Molasse tertiaire. Il voit là des marnes, parfois argileuses, dites « terre de lisse », parfois très sablonneuses (Les Barrières, dans la forêt de Sivens, où ce sont des altérites). Une touche intéressante : « au-dessous » de Labastide-Gabausse, « un banc de très-bonne terre à fayance [= faïence] dans la vigne du Sieur Vilmur [il doit s’agir de Jean Villemur, agent – vivant au château de la Feuillée – du capitoul Louis Foulquier, sgr de Labastide] : cette argile est la matière première d’ « assiettes de toute beauté », confectionnées ailleurs.

Ingénieur et mineur, Antoine de Gensanne semble ignorer les fossiles et n’indique pas les rapports entre les diverses formations. Ceci mis à part, comme à la même époque le béarnais Palassou, le toulousain Picot de Lapeyrouse, le nîmois Séguier et l’abbé alésien de Sauvages, Antoine de Gensanne est, dans le Midi de la France, un digne représentant des sciences au siècle des Lumières.



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